L’Ouftitrail par Florentin

Écrit par Florentin Franche

Les jours qui précèdent l’Ouftitrail sont faits d’incertitude et d’excitation. Trois semaines plus tôt, je franchissais la ligne d’arrivée de la Tharée au bout de 45 kilomètres de joyeux enfer sur Terre. Une première pour le jeune traileur que je suis. Mon plan initial (s’il y en avait vraiment un au fond) : courir 25 à 30 kilomètres à la Tharée et boucler mon premier trail de plus de 40 kilomètres à la Roche. Chaque jour qui s'éloigne de la Tharée me rapproche de l'Oufti et me convainc de conserver mon dossard sur la plus longue distance. Et puis, j'avais un peu la flemme de demander un changement aux organisateurs.

Top départ

Ce matin du 1er avril, pendant que certains collent des poissons dans le dos des gens, des crabes s'alignent sur la grille de départ du 47 kilomètres. On entend les chaussures qui vrombissent, prêtes à prendre un départ à vive allure sur les sentiers ardennais. Un petit briefing avant le départ et j'entends François Dehouck me chuchoter à l'oreille que le gratin de BeTrail est absent, c'est tout ce qu'il me manquait pour tenter d'aller chercher une place dans le haut du classement. Je me fraie un chemin parmi les coureurs de tête. Je n'aperçois ni Mathieu Blanchard, ni Kylian Jornet. Ça me rassure. Le décompte commence et nous voilà tous partis pour une longue épopée, acclamés par ceux qui prendront le départ dans un tour d'horloge. Les chaussures se heurtent à l'asphalte et il ne faut pas attendre plus de quelques centaines de mètres pour que se dessine la première côte, et pas des moindres.

Galvanisé par la course, je ne peux pas m'empêcher de trotter dans la première montée, même si je sais que d'autres risquent de suivre (spoiler alert : il y en avait d'autres). Je fais le yo-yo avec Vincent Safa qui m'avait dépassé peu après le départ. Je le reprends dans les montées, il me retrouve dans les descentes. Au loin, un groupe de quatre coureurs se détache déjà à l'avant. Malgré les encouragements de début de course, j'oublie bien vite l'idée séduisante d'un podium. Ce sera pour une prochaine fois, j'espère.


On s'enfonce dans les bois, bien vite les premiers sentiers boueux font leur apparition. Soucieux de rester à notre avantage en ce début de course, on prend encore bien soin d'éviter de salir nos belles chaussures en cherchant à poser le pied là où se risque le moins à une projection de boue.

À peine le temps de démarrer qu'arrive à l'horizon le premier ravitaillement, en sortie de bois. Six kilomètres sur la montre. Curieusement, je n'ai pas encore vidé mon garde-manger, le pti stop attendra. On m'a dit que le suivant serait au kilomètre 18, ce qui me semble déjà plus opportun. Dans mon dos, Vincent S ne semble pas plus enclin à perdre une seconde malgré tout l'attrait qu'un biscuit Tuc légèrement humide peut offrir. On s'enfonce à nouveau parmi les végétaux et c'est parti pour une nouvelle descente.

Excité comme un gamin

On patauge à toute vitesse sur un chemin rocailleux sur lequel s'écoule une fine pellicule d'eau, comme si on courait dans le lit d'un ruisseau. On s'excite comme des gosses qui sautent dans des flaques d'eau avec Vincent, aussi inconscients que des mioches puisqu'on n'a pas la moindre idée d'où on pose le pied. Pourtant, on sent bien que ce sont des pierres qui tapissent le sol.

Le peloton s'étiole encore un peu plus et je sens que je commence à distancer Vincent, je grignote du terrain sur le coureur de devant, qui file entre les conifères mais peine à avaler le dénivelé positif. Je lui colle au train... et voilà qu'une plante épineuse me frappe le visage ! "Pardon", entends-je de la bouche de mon compagnon de route du moment. Je n'ai pas l'intention de me laisser fouetter toute la course alors je lance une petite attaque pour le dépasser dans la côte. On arrive sur les plateaux ardennais où la grisaille offre une vue que je n'aurais osé espéré. La bruine, le vent et les gouttelettes en suspension donnent l'impression que des nuages de fumée s'échappent de la cime des pins.


Absorbé par ce spectacle, je me laisse embarquer par les traces d'un tracteur dans une prairie. Ce n'est vraisemblablement pas le chemin que les organisateurs de la course avaient tracé. Je coupe la prairie pour retrouver la route en hauteur et l'homme-fouet que je venais de larguer. Je replonge dans les profondeurs de la forêt et c'est la dernière fois que je vais apercevoir un coureur avant un bon moment. Seules les traces de chaussures dans le sol m'indiquent qu'il y a encore de la vie devant moi.

Tout seul avec des conifères

S'ensuit une succession de décors magiques : un sentier lézarde au milieu d'un tapis de mousse vert, menant droit vers l'Ourthe. La place pour les pieds s'amenuise au fil des pas pour ne finalement plus laisser place qu'à d'imposant rochers. Seules les traces de spray orange fluo me confirment qu'il s'agit bien de la suite du tracé. N'importe quel humain aurait déjà rebroussé chemin, mais pas l'intrépide traileur qui ne recule devant rien d'autre qu'un sentier goudronné. On s'accroche comme on peut à ces parois rocheuses humides en espérant ne pas glisser dans les eaux vives. Cette petite escapade se prolonge pendant quelques centaines de mètres, un vrai régal ! Un dernier petit saut d'un rocher à un autre, un bon mètre plus bas, et le sentier reprend.


Bientôt 19 kilomètres sur ma montre et le deuxième ravito se dessine en haut au sommet d'une montée. Les bénévoles ont pitié de ma vue brouillée par des lunettes couvertes de pluie quand elles me tendent un morceau d'essuie-tout. Je retrouve la vue l'espace de quelques minutes. Un morceau de banane, de biscuit, et c'est reparti.


Si tout se déroulait à merveille jusqu'ici, je commence tout de même à trouver le temps long. Personne devant, personne derrière. J'ai le sentiment que je vais devoir me coltiner moi-même jusqu'à la ligne d'arrivée. Je m'aime bien mais j'ai tout de même des limites. Le régime commence à diminuer sans vraiment que je m'en rende compte, la faute à un mental légèrement ébréché sans doute.

Sur les rails du TGV

Soudain, au terme de longs kilomètres de solitude où seuls les conifères et la pluie me font compagnie, j’entends le « flitch -floutch » caractéristique d’une chaussure qui s’enfonce dans la boue. C’est un TGV (Traileur Galopant aux Vents) qui arrive à toute vitesse dans mon dos. Le temps d’un coup d’œil en arrière et j’aperçois un t-shirt blanc surmonté d’une barbichette grise et d’un regard noir rempli de détermination. Je sens comme une décharge me parcourir, l’énergie me revient et les jambes tournent à nouveau. Suffisamment en tout cas pour retarder l’arrivée de mon poursuivant pendant encore quelques minutes.


La première chose que je dis à Jean Delhaise, c’est que je suis vraiment content qu’il me rejoigne. Dans ma courte de vie de traileur, c’est la première fois que j'expérimente un tel isolement au milieu des bois. Et bien que j’y prenne plaisir à l’entraînement ou sur des randonnées, dans ce genre d’effort, ça n’apporte vraiment rien d’autre que des doutes.

J’accroche à la locomotive du TGV et nous voilà partis pour un gros chapitre de course ensemble. On échange sur nos impressions de course, sur le parcours, sur nos expériences précédentes. L’un de nous en a un peu plus, je ne dirai pas qui. J’explique à Jean la recette de la ginger beer (pour ceux que ça intéresse : rendez-vous en fin de lecture !).

La papote détourne mon attention de la course et nous voilà déjà arrivés au dernier ravito ! Hourra, un oasis ! Chassez l’image de lac entouré de palmier et surplombé par des dunes… On est sur une camionnette blanche enlisée dans la boue avec une bâche Decathlon et des bidons de lave-glace remplis d’Isostar, ça n’a rien de féérique mais ça signe une nouvelle étape de franchie. Les deux bénévoles nous indiquent que le dernier coureur est parti depuis seulement quelques minutes.


On attache solidement notre carapace sur notre dos et direction l’arrivée. On repart à plein régime, comme si ces deux minutes d’arrêt avaient effacé les trois heures de courses précédentes. Les paysages se remettent à défiler, nous offrant des vues sur les bras de l’Ourthe qui serpente au milieu des arbres et découpe les obliques des Ardennes.

Le doute s'installe

Rapidement, nos pieds retrouvent de la terre, de l’eau, de la terre mélangée à de l’eau. On galope sur une descente herbeuse et voilà que mon corps quitte le plancher des vaches, comme si mes jambes essayaient de me dire quelque chose. J’ai le cul dans la boue et une vive douleur m’a traversé la jambe droite, comme une crampe. Mon ange gardien se retourne et me demande immédiatement si je vais bien. Je me relève et plie la guibole endommagée mais il semble que la douleur soit repartie aussi vite qu’elle était arrivée.


On repart à nouveau et voilà que ma chaussure droite décide de demander le divorce à la gauche. Elle reste plantée dans la gadoue, les lacets croisés comme pour dire que notre chemin se sépare ici. Je tente de réconcilier mes deux souliers pendant que Jean en profite pour vider son Camelbak par le petit tuyau. Décidément, il n’a pas l’intention de me lâcher si facilement celui-là.

 

Après ce petit interlude qui glisse un peu de doute dans mon esprit, je crains de n’être plus au summum de mes capacités d’attention. En ce qui concerne les capacités physiques, il n’y a pas le moindre doute ! Je laisse au loin l’empreinte dentelée de Brooks façonnée dans la terre spongieuse qui voit deux humains filer au loin et se faire avaler par la forêt. Quelques minutes plus tard, un sanglier vient la remplir d’urine. Mais cette partie de l’histoire n’est que supposition.


La conversation avec mon binôme se transforme en discours de motivation. Les mots commencent à me manquer et les kilomètres parcourus prennent de moins en moins d’importance, au profit de ceux qui restent à parcourir. Pas dans l’esprit de Jean en revanche : « Génial, d’ici deux kilomètres, on aura bouclé le marathon avec 1500 de D+ en 4h20 ! » J’ai un peu de mal à me réjouir mais ses mots m’aident encore à tenir malgré mon corps qui commence à me hurler de tout arrêter.


Je sens comme une barre brûlante au milieu du torse. Mon estomac ? Mon diaphragme ? Mes poumons ? Impossible à dire mais ça devient mon nouvel ennemi du moment. Un peu comme le boss de fin de niveau dans un jeu de plateforme. Sauf qu’on a qu’une vie dans la réalité. Pas le droit de recommencer, il faut faire avec. J’ai de plus en plus de difficultés à suivre le rythme de Jean qui m’assure qu’il va à l’allure qu’il est capable de tenir. À d’autres. Il ne montre aucun signe de fatigue alors qu’il traîne une épave derrière lui.

Dans le dur

Les quelques centimètres qui nous séparent devient des mètres, des dizaines puis des centaines... Il me gueule du haut des bois que je dois tourner à droite, comme un dernier coup de main à une âme en peine. Je jette de plus en plus de regards à ma montre que j’arrivais pourtant à délaisser depuis un bon bout de temps. Je la sais pessimiste, elle a tendance à oublier un ou deux kilomètres mais je lui pardonne, ça a l'avantage de ne laisser que de bonnes surprises quand se présente l'arrivée plus tôt que prévu ! Je franchis le fameux cap de la distance-marathon, sauf que j'ai quelques minutes de retard sur le programme imposé par Jean


Dans mon combat intérieur, je me persuade que les signaux envoyés par mon corps ne sont que des messages, que j'ai encore des ressources. J'arrive à relancer ma course à plusieurs reprises mais c'est de courte durée à chaque fois. J'ai le sentiment que les secondes durent des heures et je ne vois pas comment je vais venir à bout de cette course, pourtant les pieds continuent inlassablement à tourner.

Le dernier élan avant l'arrivée

Un panneau arrive dans mon sillage, trop de texte. Mais j'en retire l'essentiel : "Bravo... plus que 800 mètres !" Les doutes et les douleurs s’envolent, une décharge d'adrénaline me parcours et je retrouve la forme d'il y a 40 kilomètres. J'attaque la dernière pente le couteau entre les dents, dépassant au passage quelques dossards 26 au pas hésitant. Un dernier tournant avant la dernière ligne droite et voilà maintenant que j'aperçois un bouc tout sourire, c'est Jean qui est revenu sur ses pas après avoir franchi la ligne d'arrivée pour venir me chercher (il est jamais fatigué celui-là ?). Je ne peux que passer à la vitesse supérieure. Un coup de sifflet marque la fin de la course et la joie m'envahit, éclipsant toutes les difficultés rencontrées juste avant.

Un panier de crabes


Quelques crabes finishers peuplent les abords du chalet. Tout le monde se congratule. Je rentre dans le chalet, les pensées encore un peu confuses, et j'atterris dans un paniers de crabes où les félicitations se mêlent aux rires et aux sourires. Il y a de la bonne humeur, il y a une bonne ambiance (et il y a de ce délicieux gâteau concocté par Mathilde Majois). Je délaisse tout ça quelques minutes le temps d'une douche salvatrice. Dans ce chalet, on croirait qu'il n'y a que des crustacés, ça gueule, les verres s'amoncellent sur la table. Dès qu'un nouveau crabe se joint à nous, épuisé par sa course, des cris retentissent dans la salle. Le nombre des crabes en course diminue jusqu'à ce que tous soit attablés. On l'a fait !

La cérémonie de remise des prix se fait attendre. Un peu trop dites-vous ? 16h30. Le sifflet final a retentit depuis cinq heures pour Barbara Valschaerts lorsqu'elle brandit fièrement son magnum de Chouffe et sa montre bon marché sur la plus haute marche du podium féminin des 12 kilomètres. Cela fait tout même moins longtemps que Pascale Lahure a passé la ligne d'arrivée lorsqu'elle monte à son tour sur la troisième marche du podium. Félicitation à nos crabettes, et à tous ceux qui ont osé bravé la pluie ce samedi 1er avril dans les Ardennes, pour cette course qui n'avait rien d'une blague.

De mon côté, ce que je retiens, c'est que mettre un pied devant l'autre, ça marche très bien seul. Courir, c'est quand même mieux en groupe.

Bonus : la recette de la ginger beer

Par litre de produit fini, il vous faut :

  • 30 à 50 grammes de gingembre selon votre goût

  • 50 grammes de sucre (de canne si possible)

  • 20 cl de levain de gingembre (en gros, c'est un reste d'une précédente boisson qui contient les bactéries nécessaires à la fermentation)

  • 80 cl d'eau

  • Une jarre hermétique résistante à la pression



  1. Commencez par couper grossièrement votre gingembre et laissez-le infuser quelques minutes dans 20 cl d'eau bouillante. 

  2. Ajoutez-y vos 50 grammes de sucre et mélangez jusqu'à ce qu'il soit complètement dilué.

  3. Allongez votre préparation avec 60 cl d'eau froide et veillez à ce que le mélange descende sous les 35 degrés Celsius, c'est impératif pour ne pas tuer les bactéries responsables de la fermentation !

  4. Dans votre jarre, ajoutez votre levain (précédente boisson déjà fermentée, ne pas prendre de ginger beer industrielle), ajoutez vos 80 cl de préparation en laissant les morceaux de gingembre

  5. Refermez votre jarre en veillant à ne pas mettre le joint d'étanchéité

  6. Laissez reposer pendant quatre jours à température ambiante à l'abri de la lumière

  7. Après quatre jours, la préparation doit être trouble et blanchâtre. Goûtez pour vous assurer d'avoir le petit goût fermenté. Si c'est à votre goût, replacez le joint d'étanchéité pendant deux à quatre jours selon la quantité de gaz souhaitée. C'est maintenant que le côté pétillant arrive.

Et voilà ! C'est prêt ! Transvasez la préparation dans des bouteilles hermétiques sans les morceaux.

Gardez-en une partie avec les morceaux dans votre jarre. Cela servira à une prochaine préparation. La quantité qu'il vous reste correspondra à 1/5e de votre future boisson (c'est le levain !)







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